vendredi 30 novembre 2007

Femmes dans la guerre d'Espagne

Mémorialistes, historiens, sociologues, hommes de lettre, ont étudié, analysé, décortiqué la guerre que l'armée impériale a menée dans la Péninsule ibérique, de 1807 à 1814. Rares sont toutefois ceux qui se sont intéressés aux femmes, françaises, espagnoles, portugaises, anglaises, qui ont vécu la tourmente de ces dramatiques événements. Elles ont pourtant joué un rôle important dans le conflit, d'une nature certes différente selon le camp dans lequel elles se trouvaient, mais faisant appel à des qualités semblables de courage dans les épreuves, et de ténacité dans le comportement. Cette brève communication n'a d'autre ambition que de poser des jalons, de stimuler la curiosité, d'ouvrir des voies de recherche pour une étude plus approfondie.
Pour le soldat de l'époque, la violence physique est une manifestation de la virilité que la bataille porte à son paroxysme. On lui demande de contraindre, de brutaliser, d'exterminer son adversaire. Dans le combat de mêlée, il n'y a pas de quartier : il doit tuer ou être tué. Le retour au calme est lent et progressif : il lui faut un certain temps pour reprendre ses esprits. Les sacs de ville se prolongent souvent pendant deux ou trois jours. Les femmes sont les premières victimes de ces excès. La violence sexuelle ne semble alors considérée que comme une expression atténuée de la violence physique, un besoin à assouvir après la terrible exaltation du combat. L'Empereur lui-même n'échappe pas à ce syndrome machiste. Un soir de bataille, Larrey le voit entrer dans sa tente en criant : "Une femme ! une femme !... tout de suite... qu'on m'amène une femme !"

Dresser l'inventaire des horreurs qui ont marqué ce conflit sans merci, s'apparenterait à un voyeurisme malsain. Toutes ont une connotation sexuelle : émasculation, viol, sodomie, sont généralement le prélude à une mort infligée avec la pire des bestialités. Les femmes participent à cette barbarie avec autant de perversion que les hommes. Il suffira d'évoquer quelques exemples des atrocités les plus couramment commises, pour donner une idée de ce qui se passait dans la banalité du quotidien.
Dans la Mancha, un commissaire, qui voyage avec son épouse et leur jeune enfant, est capturé par les guérilleros. Après avoir violé la femme en présence du mari, ils les enterrent vivants, la tête hors de terre, en exposant devant eux leur enfant éventré. À Manzanarès, quelque deux cents Français sont torturés et massacrés, avec la participation active des femmes. Ongles et yeux arrachés, membres découpés, ils sont donnés en pâture aux cochons. Les Espagnoles brûlent les convois et s'acharnent sur les blessés. "Lorsque la guerre revêt un tel caractère, le viol n'est plus qu'une forme vulgaire de représailles", constate amèrement un mémorialiste.
Les Impériaux ne sont pas en reste. Á Medina de Rioseco, une femme est violée par quarante soldats. Rassemblées dans l'église de Santa Cruz, les religieuses de la ville sont livrées à la soldatesque. En novembre 1808, dans Burgos mis à sac, un officier délivre une femme au milieu de cinquante soldats, chacun attendant son tour. Début 1809, les soldats de Soult et de Ney découvrent dans les convois de Moore de jeunes et jolies Anglaises, qu'ils se partagent en les mettant aux enchères. Au bivouac d'Alcazar, plus de trois cents femmes sont violées pendant toute la nuit. En mai 1813, après avoir réduit la place forte de Castro-Urdiales, les Italiens mettent la main sur d'importants stocks de vins et d'alcools. Ivres, ils se livrent aux pires débordements : "Toutes les femmes furent violées sans que l'enfance ou la vieillesse fussent respectées par le soldat déchaîné."
Il n'y a pas que des abominations. Fin décembre 1808, lancés à la poursuite des Anglais qui tentent de s'échapper vers La Corogne, les Impériaux découvrent, à Astorga, un millier de femmes refugiées dans un immense entrepôt avec leurs enfants. Accablées par les longues marches des jours précédents, effectuées sous une pluie glaciale, en franchissant des fleuves de boue, sans jamais pouvoir sécher leurs vêtements réduits à des haillons, elles ont renoncé à suivre l'armée. Elles sont terrorisées à la vue des soldats qui les entourent. Informé, Napoléon intervient immédiatement. Il ordonne de les ravitailler et de leur trouver des logements décents. Puis il envoie un émissaire à Moore pour lui dire qu'elles rejoindront le gros des troupes anglaises dès qu'elles seront requinquées.
En mars 1809, assiégée pour la deuxième fois, Saragosse est exsangue. La ville a perdu plus du tiers de sa population par le fer, le feu, le typhus et la famine. Le 20 février, les Français donnent l'assaut à un couvent de religieuses. Dans les ruines fumantes, outre les nones, ils découvrent quelques trois cent femmes qui s'y sont réfugiées. Le maréchal Lannes ordonne de les épargner. Puis il les autorise à rejoindre les lignes espagnoles. Ce geste magnanime encouragera la reddition du général Palafox. Des messes auraient été dites, dans la capitale de l'Aragon, pour le repos de l'âme du maréchal, quand on a appris, trois plus tard, qu'il venait d'être mortellement blessé à Essling.

Joseph, frère de Napoléon, vient de coiffer la couronne d'Espagne quand il rejoint Vitoria, en juillet 1808. Beau garçon, affable et urbain, il aime les femmes, qui le lui rendent bien. Á peine arrivé, il convoque une servante, qu'il a aperçue dans une maison voisine. Elle reçoit deux cents napoléons pour une petite heure de tête-à-tête. Puis il s'installe dans un des plus beaux hôtels particuliers de la ville, qu'il achète pour deux cent mille francs au marquis de Montehermoso. Il ne tarde pas à séduire sa jeune épouse, María Pilar Acedo. Née dans une famille noble de Tolosa, elle est mariée depuis huit ans au marquis. Cette belle jeune femme de vingt-quatre ans parle couramment le français et l'italien, comme Joseph, et elle écrit des poèmes dans ces deux langues. Elle joue aussi de la guitare et peint des miniatures. Homme prudent, le marquis feint de ne rien remarquer. Pour prix de sa compréhension, il recevra les titres de grand d'Espagne et de premier gentilhomme de la chambre. Profitant de sa position de favorite, María obtiendra du roi la grâce d'une de ses cousines éloignées, dont les deux fils se battent dans l'armée espagnole insurgée. Au terme de leur liaison, Joseph et María resteront amis, et elle le suivra en France en exil.
C'est en 1794 que Joseph a épousé Julie Clary. Mère de deux petites filles, redoutant de les exposer aux aléas de l'insécurité ambiante, elle ne mettra jamais les pieds en Espagne. Quoique correctes, les relations entre les époux sont sans passion. Julie tolère les aventures amoureuses de Joseph qu'elle explique par l'éloignement. Une autre des maîtresses les plus en vue du roi sera María Teresa Montalvo, la jeune veuve, d'origine cubaine, du comte de Jaruco. Elle aussi se signale par sa beauté et sa distinction. L'idylle ne dure pas longtemps, car elle disparaît prématurément. C'est sa fille aînée, Mercedes, qui devient la nouvelle favorite. Mais il y a un problème : elle est mariée avec le général français Merlin, qui se montre terriblement affecté par cette infidélité. Son acrimonie cesse quand il reçoit le titre de comte, et il devient dès lors un membre zélé de la cour madrilène.
Sophie Trébuchet, la mère de Victor Hugo, nantaise et royaliste, est l'épouse du général Léopold Hugo, lorrain, révolutionnaire, et comte d'Empire. Tout oppose ces deux fortes personnalités, notamment leurs convictions politiques. Sophie prend pour amant le général de La Horie, un des meilleurs amis du couple et le parrain de Victor. Accusé de comploter contre Napoléon, il doit se cacher. Arrêté fin décembre 1810, il est incarcéré. En mars 1811, Sophie se rend en Espagne, par ses propres moyens, traversant, avec ses enfants, le pays qui est en pleine ébullition. Après de multiples aventures dues à l'insécurité générale, elle arrive à Madrid où elle compte retrouver son mari. Léopold, qui n'a pas été averti de sa visite, est à Guadalajara, où il file des jours heureux avec sa maîtresse, Catherine Thomas. Très remonté par cette visite inattendue, il lance une procédure de demande de divorce. Obtenant la garde de ses enfants, il les place au Collège des Nobles de Madrid, et Victor Hugo devient ainsi page de Joseph. Se rebellant contre ces dispositions qu'elle juge iniques, Sophie sollicite l'intervention du roi. Les époux se réconcilient. Toutefois, quand il finit par apprendre que sa femme a une liaison avec La Horie, Léopold se rétracte. Sophie juge alors préférable de rentrer en France, en bénéficiant, cette fois, de la sécurité que lui offre l'escorte du maréchal Victor, qui, lui aussi, rejoint Paris. Bien qu'étant toujours en prison, La Horie est compromis dans la conjuration du général Malet. Il est exécuté le 29 octobre 1812.
Laure Permon est l'épouse du général Junot, duc d'Abrantés. C'est une mémorialiste passionnante à lire, même si, parfois, elle prend quelques libertés avec la vérité historique. En 1805, le général a une aventure avec Caroline Murat, la sœur de l'empereur. De son coté, Laure s'entiche de Metternich. Le 13 janvier 1810, à l'issue d'une soirée donnée chez Caroline, Junot fait à sa femme une scène terrible, allant presque jusqu'à l'étrangler. Conduit à intervenir, Napoléon ordonne à la duchesse de suivre son mari en Espagne, où il va faire campagne. Laure quitte Paris, le 2 février 1810, avec Junot. Dès le frontière franchie, elle découvre les horreurs de la guerre. Affrontant avec sérénité les angoisses des déplacements en convoi, elle peut voir, sur le terrain, les traces laissées par les embuscades, et juger de l'effroi qu'inspire aux soldats d'escorte les signes avant-coureurs d'un guet-apens. Expérimentant l'inconfort des gîtes d'étape, surprise par le clinquant des hôtels de commandement et des palais madrilènes, elle reste attentive aux bavardages, autant qu'aux discussions de salon et aux récits de combats. Elle a alors vingt-six ans. Junot ayant suivi Masséna au Portugal, elle se retrouve seule, enceinte, à Ciudad Rodrigo, à la merci des guérilleros de don Juan Sánchez qui tentent de l'enlever. Après avoir accouché dans des conditions difficiles, à court de vivres et de plus en plus menacée par la guérilla, elle finit par se replier sur Salamanque, où elle reçoit l'accueil empressé du général Thiébault. Étrange destinée que celle de cette belle jeune femme, élégante et cultivée, qui a connu Napoléon très jeune, et qui deviendra la maîtresse de Balzac : elle va mourir, à cinquante-quatre ans, dans la misère la plus totale. Seul Chateaubriand accompagnera, discrètement, le cortège funèbre.
Sur le terrain, foin du romanesque ! Le réalisme s'impose. On voit de vieux capitaines traîner avec eux leur femme légitime. Le général Fournier se fait accompagner d'une jolie calabraise, habillée en homme, qu'il a enlevée à ses parents dans le royaume de Naples. Les dragons de La Houssaye vendent aux fantassins, qui les suivent, des chevaux, ainsi que plusieurs jeunes anglaises. Ils préfèrent les chevaux.
Âgé de cinquante-deux ans, le maréchal Masséna est complètement subjugué par sa maîtresse, Henriette Lebreton. Cette jeune femme, épouse d'un capitaine de dragons, a quitté son mari pour le suivre. Il n'a d'ailleurs accepté le commandement de l'armée chargée d'envahir le Portugal, qu'après avoir obtenu l'autorisation de se faire accompagner de cette dame, réputée aimable, à la conversation vive et spirituelle. Il se réfugie auprès d'elle, fuyant tout contact extra-professionnel avec son état-major.
Un soir, Masséna a la malencontreuse idée de retenir ses commandants de corps d'armée, Ney, Reynier, Junot et Montbrun, à dîner, en présence de Madame Lebreton qui suit l'armée à cheval, l'état des chemins portugais ne lui permettant pas d'utiliser une voiture. Les invités, qui n'ignorent pas la présence de la maîtresse du commandant en chef, sont toutefois choqués de la voir prendre place à leur table. Ils le manifestent ouvertement. Ulcérée, Madame Lebreton pique une crise de nerfs et s'évanouit. Les invités préfèrent se retirer et le dîner tourne court.
Des incidents de ce genre émaillent les relations de Masséna avec ses grands subordonnés, et une méfiance néfaste aux intérêts de l'armée finit par s'instaurer entre eux. On reprochera à Masséna de s'être arrêté six jours à Viseu, sans nécessité, si ce n'est pour permettre à Madame Lebreton de récupérer de sa crise de nerfs. Qu'il "folichonne avec sa maîtresse", n'est pas fait pour remonter le moral des soldats épuisés par les marches. Mais ils apprécient quand Masséna ordonne une halte, lorsqu'une cause naturelle oblige sa "poule", comme ils disent, à s'arrêter. Ils s'amusent de voir le maréchal jouer le mari jaloux, en veillant qu'aucun indiscret ne s'approche. Lors d'une marche de nuit, Madame Lebreton suit à cheval, mais après avoir fait plusieurs chutes elle se révèle incapable de monter. Ne pouvant plus marcher, elle doit être portée par des grenadiers. Et Masséna de s'exclamer : "Quelle faute n'ai-je pas commise en emmenant une femme à la guerre !"
Il n'y a pas que des officiers qui se fassent suivre de leurs femme légitime ou de leur maîtresse. Des civils sont commissionnés auprès des unités. Nombreux sont les musiciens, les tailleurs, les bottiers, qui vivent en ménage, dans le sillage des armées. En Europe du nord, la vie de leurs compagnes, sur les arrières, est plutôt paisible. Mais en Espagne, tout le monde est en première ligne, et ces femmes, qui ne peuvent prétendre à aucune protection particulière, sont soumises à tous les aléas de l'insécurité.
En Espagne, comme au Portugal, les soldats des deux camps bénéficient de billets de logement. La cohabitation de ces hommes, jeunes et pleins d'ardeur, avec des femmes esseulées, est source d'aventures, plus ou moins sentimentales. Le plus souvent éphémères, elles se prolongent parfois par des liaisons durables. Des officiers, des soldats, quittent leurs cantonnements en emmenant avec eux la maîtresse, voire la femme, dont ils se sont amourachés, et qui va désormais les accompagner dans leurs pérégrinations. Au moins pour un temps, jusqu'à ce qu'elles soient abandonnées et passent dans d'autres mains, ou que le sort des combats ne les laissent un jour seules, ce qui est le pire de ce qui peut leur arriver.
Nombreuses sont les Portugaises et les Espagnoles qui accompagnent les Anglais. Le 7 avril 1812, le lendemain du terrible sac de Badajoz par les Britanniques, une Espagnole de la haute société vient se mettre sous la protection d'un détachement anglais que commande le lieutenant Harry Smith. Elle est accompagnée de sa sœur, Juana Maria de Los Dolores. Quelques jours plus tard, cette fille de quatorze ans devient l'épouse de l'officier. Elle le suivra pendant tout le reste de la campagne, jusqu'à Toulouse, montant à cheval comme un homme, dormant à la belle étoile ou sous la tente, au hasard des bivouacs, partageant les joies et les privations des soldats. Sa beauté, son courage, son bon sens, son esprit d'à-propos, sa gentillesse et sa bonne humeur vont devenir légendaires. Admirée et respectée, elle sera l'héroïne des Anglais, y compris de Wellington qui, comme tout le monde, l'appellera familièrement Juanita.
En novembre 1813, le commandant Harry Smith partage son temps entre les reconnaissances de terrain, son travail d'état-major et sa vie de couple. Juanita l'accompagne dans ses bivouacs, jusque sur les contreforts de la Rhune, où, avec le concours de quelques domestiques, elle tient la maison : une tente et du mobilier démontable. Les conditions de vie sont précaires. Le mauvais temps continue à sévir. Il a même neigé. Juanita améliore l'ordinaire en ramassant les châtaignes, que l'on trouve en abondance vers le col de Lizuniaga, et dans le vallon du rio Cia.
Le 1e mars 1814, la jeune femme, qui a maintenant seize ans, accompagne son mari à Mont-de-Marsan où l'accueil de la population est particulièrement chaleureux. Le couple est hébergé par une veuve qui est pleine d'attention pour Juanita. Pour qu'elle puisse faire un brin de toilette, après une chevauchée éprouvante, elle lui confie une précieuse cuvette de Sèvres, un cadeau de mariage dont elle ne s'est plus servie depuis la mort de son mari. Quelle n'est pas la surprise de Juanita, le surlendemain matin, à Saint-Sever, quand son serviteur lui présente la même cuvette, qui, de toute évidence, a été dérobée à la veuve par des soldats anglais. Son sang ne fait qu'un tour. Sans rien dire à personne, elle fait l'aller et retour jusqu'à Mont-de-Marsan pour rendre à la veuve la précieuse bassine. Elle rentre le soir même, fourbue mais heureuse, sans avoir fait de fâcheuses rencontres. De toute façon, assure-t-elle, son cheval est capable de distancer n'importe quel hussard français. Comme un certain nombre d'autres épouses, Juanita joue un rôle social auprès des soldats, certes différent de celui des cantinières, mais souvent aussi important.
En octobre 1813, lors de la bataille de la Rhune, pendant que son homme se bat pour la conquête des rochers de Faague, sa jeune femme portugaise monte péniblement, depuis Vera, sur le dos de l'âne qu'il lui a procuré. Prise des douleurs de l'enfantement en arrivant au col de Lizarietta, elle accouche seule, sous un châtaignier, donnant naissance à un garçon. Un peu plus tard, elle retrouve son compagnon au bivouac, autour du feu que les soldats ont allumé pour se réchauffer, après une rude journée de combats. Elle raconte son histoire, somme toute banale, tandis qu'ils évoquent les épisodes de leur jeu de cache-cache meurtrier dans les rochers. À chacun sa guerre.
Fin novembre 1813, le capitaine Marcel trouve une jeune fille seule dans une maison du Bas-Cambo. Gracieuse, c'est son nom, s'y est réfugiée, après avoir dû abandonner son père, un ex-prêtre marié, lorsque le haut du village a été attaqué par les Anglais. "Elle me pria de vouloir bien lui laisser le petit cabinet qu'elle habitait, et je recommandai à mes voltigeurs d'avoir pour cette demoiselle tout le respect que devait inspirer sa position... elle parlait très purement le français, ce qui est assez rare dans cette contrée. Tous les officiers du bataillon se réunissaient dans mon logement pour jouir de sa conversation et l'entendre chanter." Le 9 décembre, les Anglais attaquent. Paniquée, Gracieuse veut tenter de rejoindre la maison paternelle. Le feu est soutenu ; Marcel la dissuade. Mais peut-il s'encombrer de cette jeune personne ? Paniquée, la jeune fille est en transes. Les Anglais sont à quelques dizaines de mètres. Marcel interpelle un de leurs officiers. Il lui demande de protéger la demoiselle. L'Anglais fait signe qu'il accepte. "Alors je la quittai, lui assurant que je me souviendrai toujours d'elle mais que le devoir m'était plus cher que l'amour ; je n'eus que le temps de rejoindre mes hommes en courant."
Le lieutenant Woodberry, qui n'a pas encore vingt-deux ans, est très assidu auprès des jeunes beautés locales. À Labastide-Clairence, où il bivouaque au début du mois de février 1814, il n'est pas resté insensible à l'une d'elles : "Quand l'armée partira, je crois que toutes les femmes l'accompagneront… J'ai revu la belle Marie qui paraissait bien triste et bien abandonnée. Je lui ai demandé de venir me voir et de me suivre pendant la campagne, mais elle m'a répondu : Épousez-moi ! Mais non, Marie, avec vous je veux bien m'amuser et jouer, je veux bien vous embrasser, mais qu'on me pende si j'épouse !"
Cela ne se passe pas toujours très bien dans les couples. Les femmes et les enfants qui suivent les armées anglaises posent des problèmes au commandement. Alors qu'il se trouve au Pays basque, du côté d'Hasparren, Woodberry rencontre la femme d'un de ses collègues : "cette horrible Madame Mike , femme du lieutenant, a suivi le régiment à pied jusqu'ici. Je ne puis m'empêcher d'en avoir pitié, bien que ce soit une vraie chienne. Je lui ai offert de prendre son enfant sur mon cheval et de le porter à sa place : elle a refusé avec un juron, maudissant tout le monde et en particulier le régiment." Quant au lieutenant Mike, "il ne fait que parler des brutalités qu'il fait subir à sa femme". Cette autre épouse est aussi un cas : "À Mauléon, un homme a été traduit devant le conseil de guerre pour avoir perdu sa culotte, et il aurait subi ce matin sa punition si sa femme n'était venue avouer que c'était elle qui l'avait vendue."
Les prostituées sont nombreuses dans l'environnement des armées, et le commandement n'a de cesse de mettre en garde les soldats contre les dangers que présentent les maladies qu'elles propagent. Au début de la campagne, les Français se sont mépris sur l'attitude des Espagnoles. Ces femmes, qui ne baissent pas les yeux, s'expriment librement, pour ne pas dire crûment, sans se laisser impressionner, leur ont paru faciles. Ils ont vite déchanté. Si certaines se sont livrées à la prostitution, elles n'ont pas suffi à satisfaire aux besoins, et nombreuses ont été celles qui, venant du nord par Bayonne ou Perpignan, ont tenté leur chance en Espagne. Sans documentation les concernant, on ne peut qu'imaginer ce qu'ont été leurs conditions de vie.

Quelques centaines de femmes, dont certaines avec leurs enfants, ont été reléguées sur les pontons de Cádiz, notamment après la capitulation de Dupont à Bailén, en juillet 1808. D'une manière générale, elles ont mieux résisté que les hommes aux maladies et aux mauvais traitements. À partir de mai 1809, la plupart de ces prisonniers furent relégués sur l'îlot aride et rocheux de Cabrera, aux Baléares. Abandonnés sans ressources, ils finirent par être oubliés. Selon Gille, "il se trouvait parmi nous une quinzaine de femmes ; chacune avait un sobriquet. Elles vivaient avec des hommes qui les avaient adoptées depuis leur arrivée ou qui étaient venues avec elles… Ces femmes passèrent bientôt dans les bras des capitalistes de l'île, c'est-à-dire ceux qui étaient parvenus à conserver de l'argent, les unes volontairement, les autres par suite d'arrangements avec les soi-disant maris qui, au moyen d'une somme d'argent, se désistaient de tous les droits." Il y avait notamment une Polonaise qui "avait été faite prisonnière en chargeant contre un escadron espagnol. Son cheval ayant été tué sous elle, elle fut obligée de se rendre. Elle avait la tête et la poitrine couvertes de cicatrices plus honorables que jolies et l'on dit même qu'à son régiment elle avait été désignée pour obtenir la décoration de la Légion d'honneur."
Les combats terminés, le spectacle d'un champ de bataille espagnol est toujours atroce. Selon un officier anglais, le 22 juillet 1812, aux Arapiles : "Le terrain était recouvert de tas de cadavres d'hommes et de chevaux mêlés que nous n'arrivions pas à brûler. L'odeur était insupportable et le spectacle répugnant. Des porcs se partageaient les charognes avec les vautours." Le plus terrible est de voir avec quelle cruauté et quelle ignominie les morts, et surtout les blessés, sont détroussés par la nuée de femmes qui suivent les armées : "l'armée anglaise était accompagnée d'un nombre considérable d'épouses (beaucoup de soldats s'étaient mariés avec des Portugaises et des Espagnoles et certains étaient même venus d'Angleterre avec leur femme), de prostituées, de voleurs et voleuses de tout acabit, de commerçants et d'artisans… C'était horrible d'entendre les plaintes et les gémissements des moribonds que les portugaises déshabillaient pour s'emparer de leurs vêtements et parfois même assassinaient… Toute idée de moralité ou de décence avait disparu : pillage et libertinage étaient les seuls buts poursuivis. Les soldats n'appréciaient les femmes que dans la mesure où elles s'adonnaient à ces vices. Quand les combats prenaient fin, ces harpies fondaient sur le champ de bataille pour détrousser aussi bien les amis que les ennemis."
En septembre 1812, quand Soult évacue l'Andalousie pour se replier sur Valence, tout au long de la route, se presse un amas confus de soldats et de réfugiés. Les femmes sont les plus nombreuses : épouses ou compagnes d'officiers, prostituées, belles Andalouses qui fuient leur pays pour suivre un amant, ou par intérêt. Voyageant en grand équipage, deux d'entre elles se détachent du lot. Ce sont deux sœurs qui appartiennent à une des meilleures familles de Séville. Les soldats les appellent familièrement les maréchales : l'aînée, dont le mari est colonel dans l'armée espagnole, est la maîtresse du maréchal Victor ; la plus jeune, encore célibataire, celle du maréchal Soult. On voit la maîtresse d'un général devenir celle d'un capitaine, puis d'un sergent : "Il est bien rare que ces dames avancent en grade", remarque plaisamment le mémorialiste.
Ce beau jeune homme élégamment monté, et accompagné de son domestique, est en réalité une jeune femme que trahit sa croupe andalouse ; elle tente de rejoindre son amant, un commissaire aux guerres. Cette autre, installée sur un bourricot, est une petite couturière, compagne d'un jeune officier. Encore une belle fille, passagère d'un cabriolet que conduit le garde-magasin français qui vient de l'enlever. "Des femmes, encore des femmes sur des charrettes, sur des ânes, à cheval, à pied…" Ce sont surtout les Espagnoles qui marchent à pied. Début juin 1813, les hussards anglais accrochent l'arrière-garde française à Morales de Toro : "parmi les prisonniers, on a trouvé une femme déguisée en homme et portant des habits civils. Son mari est un officier français qu'on a malheureusement ramassé mort sur le champ de bataille."

Dans l'armée impériale, les cantinières assurent les fonctions que remplissaient les blanchisseuses et les vivandières de l'ancien régime. Un arrêté de l'An VIII limite leur nombre à quatre par régiment. Cette prescription n'est pas toujours respectée. Le quota est souvent dépassé, et les anciennes appellations subsistent. Ainsi, la plupart des bataillons disposent de deux ou trois blanchisseuses chargées du nettoyage des chemises, du linge de corps et des guêtres. C'est toutefois en qualité de cantinières que les les femmes qui évoluent dans le sillage des armées vont acquérir leur notoriété.
Bien que de statut civil, ces femmes sont soumises à la réglementation militaire. La seule faveur qui leur est consentie est l'accès aux hôpitaux militaires en temps de guerre, et aux soins gratuits. Sélectionnées par le conseil d'administration du régiment, elles signent un contrat spécifiant quelles doivent obéir aux règlements militaires, disposer en permanence des objets les plus nécessaires aux soldats, et les vendre à un prix raisonnable. Elles n'ont pas d'uniforme, contrairement à ce que montrent souvent les images d'Épinal qui leur ont été consacrées. Toutefois, celles qui servent dans la Garde Impériale portent le chapeau et la redingote bleue de la cavalerie de la Garde. Les autres sont normalement coiffées d'un bonnet de police, ce qui permet de les identifier. Toutes doivent arborer, de manière visible, le badge qui leur est délivré : il leur sert de laissez-passer. S'habillant comme les femmes du peuple, elles n'hésitent pas à enrichir leur garde-robe de produit des rapines et du sac des villes qu'elles traversent.
Accompagnées de leurs enfants, mis au monde au hasard des bivouacs, il leur arrive de suivre leur mari, ou leur concubin, en captivité. Après la capitulation de Bailén, plusieurs connaîtront les affres du triste camp de la mort de Cabrera. Certaines survivront avec leur progéniture. On ne demande pas à ces femmes d'être des beautés, mais elles doivent être fortes, tant au physique qu'au moral, capables de charger et décharger leur fourgon, de maîtriser un cheval récalcitrant, de porter leur eau-de-vie au travers des lignes, de se faire entendre dans la mitraille, ou au milieu de soldats enivrés qui chantent à tue-tête. La propreté et l'élégance ne sont pas leurs qualités dominantes. Beaucoup accumulent les campagnes ; certaines serviront sans discontinuité, de 1792 à 1815. Une quarantaine d'entre elles, authentiques héroïnes de romans picaresques, ont pu être identifiées.
Un mémorialiste nous décrit une de ces femmes : "Sa mise était bizarre, mais propre ; son accoutrement consistait dans une jupe de toile peinte, une veste de drap gris, une ceinture de peau, des guêtres, un vieux feutre qui couvrait sa tête déjà enveloppé d'un mouchoir en marmotte. Sans être laide ni jolie, sa figure avait beaucoup d'expression." Mais encore : "Il était assez drôle de voir ces dames vêtues de robes de velours ou de satin trouvées par des soldats qui les leur vendaient moyennant quelques verres d'eau de vie. Le reste de la toilette n'était pas en harmonie, car les bottes à la hussarde ou le bonnet de police la complétaient d'une manière assez grotesque. Supposez-les présentées ainsi vêtues, à califourchon sur un cheval flanqué de deux énormes paniers, et vous aurez une idée du coup d'œil bizarre que tout cela présentait."
Les cantinières vendent surtout des alcools, des eaux-de-vie, du tord boyaux le plus infect au cognac le plus réputé. Pendant les guerres de la Révolution, elles transportaient ces boissons dans des petits tonnelets passés en bandoulière, et elles servaient à boire dans des gobelets en cuivre. En Espagne, elles utilisent des mules ou des chevaux récupérés sur le terrain, parfois des fourgons ; souvent, elles installent des tentes aux bivouacs. L'entrée de leur établissement est limitée aux seuls hommes du régiment auxquels elles sont attachées. N'étant pas tenues de se procurer légalement les marchandises qu'elles vendent, elles les récupèrent, généralement, auprès de soldats qui les ont trouvées. Leur cantine se transforme ainsi en bazar ambulant, où sont recyclés les produits des rapines. Autorisées à préparer des plats, à laver et ravauder le linge, il leur arrive d'organiser des jeux et des spectacles.
Cette présence féminine dans leurs rangs est appréciée des soldats, et même des officiers. Jouant parfois le rôle de confidentes, elles savent, par les menus services qu'elles rendent, devenir indispensables. Authentiques assistantes sociales, elles jouent, en Espagne, un rôle essentiel pour le moral des troupes. Notamment auprès de la piétaille, dont les relations avec la gent féminine locale sont difficiles et dangereuses. Les soldats trouvent auprès d'elles assistance et réconfort. En effet, confrontés aux difficultés de ravitaillement, et souvent à la privation de solde, ils sont poussés à survivre par le pillage. Éprouvés par les épouvantables excès de la guérilla, ils exercent des représailles tout aussi terribles contre les populations civiles qui aident les insurgés. Soumis à ces tensions extrêmes, en contact quotidien avec la mort, ils apprécient le confort d'une présence féminine auprès de laquelle évacuer leurs peurs et leurs remords.
Sur le champ de bataille, les cantinières sont chargées de désaltérer les soldats, dont les lèvres sont desséchées à force de déchirer à pleines dents les cartouches de poudre. Sous le feu de l'ennemi, il est de tradition qu'elle distribuent gracieusement l'eau-de-vie. Faisant office d'infirmières et d'aumôniers, il leur arrive de soigner les blessés, et d'aider les plus atteints à mourir, en recueillant leurs confidences et leurs dernières volontés. Elles savent ravitailler les rangs en munitions, et même se battre. Certaines se tailleront une véritable réputation de grenadières. Prenant les mêmes risques que les combattants, avec en plus ceux qui sont inhérents à leur condition féminine, si elles tombent aux mains de l'ennemi, elles sont particulièrement exposées en Espagne. Elles redoutent par-dessus tout d'être capturées par la guérilla. Près de Valladolid, trois religieux s'emparent d'une cantinière. Ils l'emmènent dans leur couvent et en usent pendant des semaines avant qu'elle ne réussisse à s'échapper. Dans la région de Séville, le sergent Lavaux témoigne que ce sont "jusqu'aux cantinières du régiment à qui on avait mis des cartouches à leur virginité et qu'on avait fait sauter en cet état".
Á l'occasion, la cantinière sait remonter le moral du soldat en lui accordant certaines privautés. Mais elles ne sont pas des ribaudes : "ce n'est chez elles que de la bonté d'âme". Évoquant ces femmes, Éléas Blaze écrit : "On les voyait d'abord cheminer à pied avec un baril d'eau-de-vie en sautoir. Huit jours après, elle étaient commodément assises sur un cheval trouvé. Á droite, à gauche, par-devant, par-derrière, les barils et les cervelas, les fromages et les saucissons. Il arrivait qu'elles soient dévalisées par un parti ennemi. Alors elles recommençaient et bientôt il n'y paraissait plus. Au camp, la tente de la cantinière sert de salon de compagnie, d'estaminet, de café."
Un autre Blaze, Sébastien, évoque une de ces femmes qu'il a connue en Espagne. "Quand nous étions à Valladolid avec l'armée du général Dupont, elle allait à pied, portant son petit baril suspendu derrière l'épaule. Prisonnière à Bailén, on la conduisit à la Isla de Leon et de là sur l'Argonaute avec son mari ; le pauvre diable fut coupé en deux par un boulet, elle se sauva. Je la rencontrai dernièrement à Séville et je fus frappé de son accoutrement singulier. Une robe de velours noir superbe paraît madame la cantinière, cinq ou six tours d'une chaîne d'or suspendaient à son cou la montre du même métal, un mouchoir de couleur à la tête, des bas sales, des bottines crottées complétaient sa toilette. Son air délibéré, son maintien de corps de garde, n'étaient pas dépourvus d'un certain charme. Il faut qu'elle se soit accrochée à quelque bon vivant qui lui aura fait faire du chemin, ces femmes sont connaisseuses, elles s'attachent à des hommes solides, quelquefois à des ferrailleurs dont elles sollicitent la protection."
En mars 1811, quand Masséna, après des semaines d'atermoiements se décide à évacuer le Portugal, Ney est chargé de l'arrière-garde. Il fait incendier Pombal pour soulager la pression que les Anglo-Portugais font peser sur l'armée. Avant de s'engager dans les chemins de montagne, il fait brûler les fourgons qui ne sont pas indispensables. La capitaine Marcel relate le désespoir des cantinières : "Elles furent obligées de détruire leurs voitures, et l'or et l'argenterie furent alors à la merci du soldat. Pendant que les hommes s'emparaient des beaux services en vermeil, les cantinières se désespéraient en voyant les fruits d'une si belle campagne perdus en un instant."
Selon Marbot, le valet du général Simon, ayant appris que son maître avait été blessé et abandonné sur le plateau de Buçaco, se lamentait de ne pas pouvoir lui porter secours, les tirailleurs des deux camps le prenant pour cible. "Une pauvre cantinière du 26e de ligne, attachée à la brigade Simon, qui ne connaissait le général que de vue, prend ses effets des mains du valet de chambre, les charge sur son âne qu'elle pousse en avant en disant : Nous verrons bien si les Anglais oseront tuer une femme ! Et n'écoutant aucune observation, elle gravit la montée, en passant tranquillement au milieu des tirailleurs des deux partis. Ceux-ci, malgré leur acharnement, lui ouvrent le passage et suspendent leurs feux jusqu'à ce qu'elle soit hors de portée. Notre héroïne aperçoit un colonel anglais et lui fait connaître le motif qui l'amène. Elle est bien reçue, on la conduit près du général Simon ; elle le soigne de son mieux, reste auprès de lui, plusieurs jours, ne le quitte qu'après l'arrivée du valet de chambre, refuse toute espèce de récompense et, remontant sur son baudet, traverse de nouveau l'armée ennemie en retraite sur Lisbonne et rejoint son régiment sans avoir été l'objet de la plus légère insulte, bien qu'elle fût jeune et très jolie."
Le mari de Marie Somers, de Namur, maître d'armes de moralité douteuse, est fusillé devant Alméida, en août 1812, pour avoir volé une pendule. Deux mois plus tard, Marie se remarie avec un sous-officier, qui est versé dans la Jeune Garde. Elle devient cantinière du régiment de hussards. Après le Portugal et le retour en Espagne, elle participera à la campagne de Russie et perdra tout : chevaux, voiture et protecteur. Blessée à Lutzen, où "elle transporte des cartouches dans une main et de l'eau-de-vie avec l'autre", elle sera faite prisonnière à Waterloo. Catherine Rohmer, née en 1783 à Colmar, épouse un tambour-major du 62ème. Elle se distingue en Espagne, puis sur la Bérézina. Elle est aux côtés de son mari à Waterloo. Quatre de ses huit enfants sont morts au champ d'honneur. Plusieurs cantinières seront décorées, certaines même recevront la Légion d'honneur.
L'armée anglaise n'a pas, à proprement parler, de cantinières, mais, dans chaque compagnie, une demi-douzaine de jeunes soldats, ainsi que tous les vétérans, sont autorisés à se faire accompagner de leur femme, jusque sur le champ de bataille où elles participent aux approvisionnements en munitions et au ramassage des blessés. Comme elles ne perçoivent qu'une demie ration, le commandement tolère qu'elles la complètent en détroussant les cadavres et en chapardant. Si elles perdent leur mari au combat, ces femmes doivent se remarier très vite, sinon elles sont exclues de l'unité.

Jusqu'à la Révolution, l’armée française était une communauté mixte dans laquelle les femmes remplissaient de multiples fonctions, allant de la vente de vivres et de boissons, au blanchissage du linge et, parfois, jusqu’à la satisfaction des besoins sexuels des soldats. Le décret du 30 avril 1793, pris par la Convention, interdit aux femmes de servir dans les armées en qualité de combattantes. Celles qui sont déjà enrôlées doivent normalement quitter l'uniforme. Mais il y aura des exceptions, notamment pour celles qui bénéficieront de pétitions signées en leur faveur. Et, bien sûr, de celles qui donneront le change en s'habillant et en se comportant en homme, et dont, souvent, on ne découvrira le véritable sexe qu'à l'occasion d'une blessure grave ou mal placée.
Née en 1774 du côté de Dijon, orpheline à neuf ans, Thérèse Figueur a trouvé refuge près de son oncle, sous-lieutenant en Avignon. Combattant avec les Fédéralistes, elle est faite prisonnière par les armées de la Convention. Pour éviter la guillotine, elle s'enrôle dans un régiment de dragons. Blessée au siège de Toulon, elle se bat ensuite contre les Espagnols dans l'armée des Pyrénées-Orientales. On la retrouve en Italie, où Bonaparte la distingue. Éphémère dame de compagnie de Joséphine, elle préfère l'uniforme à la vie de cour. Elle est à Ulm, Austerlitz, Iéna. Après s'être remise d'une grave chute de cheval, du côté de Berlin, elle rejoint l'Espagne en 1809. Elle a alors trente-cinq ans et une solide expérience militaire derrière elle.
Affectée au régiment de la Jeune Garde, elle est confrontée, dans la région de Burgos, à une guérilla particulièrement active. Tout en se forgeant une solide réputation de sabreuse, elle réussit l'impossible en Espagne : se faire accepter par la population, auprès de laquelle elle joue les bonnes âmes, distribuant des vivres aux indigents, prêtant la main pour soigner blessés et malades dans les hôpitaux. C'est jusqu'aux chiens errants qu'elle prend en compassion, en les recueillant. Des chiens qui vont montrer leur utilité en accompagnant les escortes de convois, leurs aboiements signalant les embuscades !
Sans doute n'avait-elle pas de chiens près d'elle quand, fin juillet 1812, elle tombe dans un piège tendu par le redoutable Geronimo Merino, un curé chef de guérilla. Reconnue, elle échappe au viol. D'abord remise à un régiment écossais, elle transite ensuite par les infectes geôles portugaises, avant de se retrouver prisonnière en Angleterre. Assignée à résidence, elle est logée chez un tailleur fort courtois, qui lui loue un "petit parloir très propre avec un lit dans une armoire". En tant que prisonnier de guerre, elle reçoit un petit pécule de cinq shillings par jour. Il n'y a pas de quoi faire des folies. Le jardinet, dont le tailleur lui laisse l'usage, lui permet toutefois d'améliorer son ordinaire. En bon soldat, Thérèse boit chaque jour sa pinte de bière à huit pence, une bière vraiment "supérieure", dit-elle. Pendant la Restauration, elle tient un petit restaurant à Paris. En juillet 1818, elle se marie avec un ancien dragon rescapé de la campagne de Russie, qui la laisse veuve onze ans plus tard. Pauvre petite vieille sans le sou, elle meurt en janvier 1861, à l'âge toutefois respectable de quatre-vingt-cinq ans.
Les Espagnols identifient leur guerre à une croisade de libération de tout un peuple contre l'ennemi français, athée et révolutionnaire, qui représente le mal absolu. Les femmes sont invitées à participer activement à cette lutte inexpiable, non seulement en défendant les valeurs traditionnelles de la famille, de la religion et de la nation, mais aussi, quand elles le peuvent, en participant directement aux combats. Sous le slogan "Religión, Rey y Patria", vont apparaître des héroïnes telles que Catalina Martínez López à Leganés, Magdalena Bofil et Margarita Tona à Vich, Martina Ibaibarriaga à Vitoria, María Bellido à Bailén, Manuela Vicente à Caspe, Manuela Malasaña à Madrid, Agustina, Casta Álvarez et Manuela Sancho à Saragosse, Susana Claretona en Catalogne, María Esclopé à Llobregat, Damiana Rebolledo à Valladolid, Francisca de la Puerta à Tolède, et tant d'autres.
Le 24 mai 1808, Saragosse se soulève. Le 6 juin, le général Lefebvre met le siège devant la place, dont un jeune officier, Palafox, vient de prendre le commandement. Le 15, l'artillerie impériale commence le matraquage des défenses. Le 2 juillet au matin, les Français lancent un assaut général sur la citadelle. La porte du Portillo, une des clés du dispositif espagnol, est sur le point de céder. La batterie qui la couvre a été pratiquement anéantie par les bombardements des dernières trente-six heures. Les artilleurs qui ont survécu au déluge de feu se sont réfugiés dans les ruines des maisons voisines.
Un canon de 24 reste encore en état de tirer. Les Français donnent l'assaut à cet ultime obstacle. Agustina Doménech, une jeune-femme de vingt-deux ans, "mue par une intense fureur, passe parmi les artilleurs, les secourt, les aide, s'écriant : Animo Artilleros, que aquí hay mujeres cuando no podáis más ! Peu de temps après, le caporal qui commandait, faute d'un autre chef, tombe mort, frappé d'une balle en pleine poitrine. Puis c'est un obus qui tombe sur les charges, les fait sauter, touchant quasiment tous les artilleurs et rendant de ce fait la batterie inutilisable et incapable de résister à un assaut. Déjà une colonne ennemie s'approche quand, se saisissant d'un boutefeu, Agustina passe entre les morts et les blessés et met le feu à la charge d'un canon de 24 chargé à balles et mitraille. Profitant de l'effet de surprise, elle secoue les survivants et fait le coup de feu avec eux, jusqu'à l'arrivée des renforts d'une autre batterie, condamnant l'ennemi à une retraite précipitée."
Palafox félicite la jeune héroïne en lui donnant le titre de La Artillera, et en la nommant sous-lieutenant. Agustina d'Aragon, la "Pucelle de Saragosse", est toujours là, lors du deuxième siège de la ville, qui commence le 21 décembre 1808. Malade, atteinte de la peste, faite prisonnière, elle survit, mais perd son fils, victime de l'épidémie. Relâchée par les Français, elle sera honorée un peu partout en Espagne. Byron lui-même chantera ses exploits dans Childe Harold... Elle participera à la défense de Tortosa. Après la chute de cette place, elle rejoindra, dans la Mancha, la guérilla que commande El Chaleco. Elle participera enfin à la bataille de Vitoria dans les rangs de la division Morillo. Décédée à l'âge de soixante-et-onze ans, elle repose à Saragosse, dans l'église paroissiale de Nuestra Señora del Portillo, aux côtés de deux autres héroïnes de la défense de la ville, Casta Alvarez et Manuela Sancho.
Âgée de trente-trois ans, lors du premier siège, María de la Consolación, comtesse de Bureta, est une jeune femme, plutôt petite et menue, musicienne et dessinatrice à ses heures. Sous l'apparente fragilité de cette jeune veuve, se cache l'âme indomptable d'une patriote exaltée. D'emblée, elle se met à la disposition des défenseurs. Organisant le ramassage des blessés, elle transforme sa maison en hôpital. Les unités d'artillerie étant dispersées dans toute la ville et sur les remparts, elle met sur pied un système d'approvisionnement en poudre, en boulets, en vivres et en eau.
Le 4 août, les Français livrent un assaut terrible, qui va se se solder par un nombre impressionnant de victimes civiles et militaires. Les armes à la main, la comtesse organise la défense de sa rue. Des femmes, postées derrière des barricades improvisées, en interdisent l'accès, avec le soutien d'adolescents qui font le coup de feu, depuis l'abri de sous-sols transformés en bunkers. Interceptant des dragons qui tentent de fuir, elle les renvoie au combat. Á elle seule, elle parvient à reprendre le contrôle du secteur du marché.
Remariée en octobre 1808, elle participe au deuxième siège qui commence fin novembre. Dirigeant notamment la défense des murailles du Portillo, elle se dépense tellement qu'elle fait une fausse-couche. Elle se distingue toutefois en mettant sur pied la confection à la chaîne de bandages pour les blessés, et de sacs de terre pour les fortifications, tout en continuant à recruter des femmes dans ses compagnies de volontaires. Elle meurt en 1814, à l'âge de trente-neuf ans.
Casta Alvarez, autre héroïne de Saragosse, se distingue par son allant et son sang-froid. Son arme favorite est un long bâton à la pointe duquel elle a fixé une bayonnette française rouillée. Elle court, de poste à poste, là où se produisent les attaques, pour soutenir, ou plus exactement ranimer le courage défaillant des défenseurs. Quand la situation l'exige, elle donne l'exemple de son engagement et de sa détermination.
Le 20 juillet 1808, à Bailén, où Dupont vient de se faire piéger en se retirant de Cordoue, des femmes, dont beaucoup vont succomber, ravitaillent les combattants espagnols en eau, pour étancher leur soif, et pour refroidir les canons. Maria Bellido, dite encore La Matrona ou La Culiancha, en raison de son imposant tour de hanches, est une de celles-là. Âgée de cinquante-trois ans, native de Porcuna, un village proche, elle a épousé un habitant de Bailén. La cruche qu'elle tend à Reding étant fracassée par une balle française, elle réussit à sauver suffisamment d'eau, dans un tesson, pour que le général puisse se désaltérer. C'est du moins ce qu'on raconte à Bailén, où un monument commémoratif a été élevé en son honneur.
En mai 1809, les Impériaux mettent, pour la troisième fois, le siège devant Gérone. Alvarez de Castro, commandant de la place, a renforcé le système de défense et consolidé les murailles. Il bénéficie du soutien d'une population aguerrie et motivée. Les femmes, notamment, ont formé des équipes, connues sous le nom de compagnies de Santa Barbara, qui, lors des assauts, se chargent de l'approvisionnement en munitions, en eau et en vivres des défenseurs, ainsi que du ramassage et de l'évacuation des blessés. Elles n'hésitent pas à faire elles-mêmes le coup de feu. Une organisation identique est mise en place à Tortosa, où reste très vivante l'épopée su siège soutenu contre les envahisseurs Maures, dans lequel les femmes jouèrent, déjà, un rôle crucial.
Ce n'est pas seulement dans la défense des villes assiégées que les femmes prennent une part active à la lutte contre les Impériaux. Une escouade vient de tuer le mari de Doña Angela, ainsi que deux de ses frères, et la maison est livrée aux flammes. Voyant le danger que court Angela et ses deux enfants, le capitaine qui commande le détachement envoie ses hommes la secourir. Refusant toute assistance, la jeune femme jette ses deux fils dans le brasier et s'y précipite à son tour, "préférant sacrifier ses enfants et mourir glorieusement plutôt que d'offenser Dieu".
María Angela Telleria observe discrètement les Impériaux enfermer, pour la nuit, une trentaine de prisonniers Espagnols dans une maison de son village. Usant de son charme féminin auprès des soldats de garde, et revêtue de trois couches de vêtements, elle parvient à les approcher. Deux d'entre eux s'habillent en femme, et sortent sans être inquiété. Restent les autres. Forte de ce premier succès, María commence par recueillir un peu d'argent auprès de ses voisins, ainsi que du cordage. Puis elle revient à la prison, habillée cette fois en homme, et dissimulant la corde autour de sa taille. Vingt-six prisonniers réussissent à s'échapper par une fenêtre, en se laissant glisser le long du mur qui donne sur un jardin. Une fois en sécurité, María distribue aux évadés l'argent qu'elle a recueilli. Puis elle rentre tranquillement chez elle.
Les femmes et les enfants sont les principaux agents de renseignement de la guérilla. En 1811, il est rare d'atteindre Tudela sans être attaqué... le chef d'état-major du gouverneur a une maîtresse "qui lui arrache des confidences sur les mouvements de troupe et en avertit Mina", le redoutable et sanguinaire chef guérillero. Celles qui préparent les repas des soldats impériaux les empoisonnent ; l'une d'elles tue ainsi sept cuirassiers. D'autres les attirent à l'écart pour se prostituer, et les poignardent durant leurs ébats.
Á l'entrée de Logroño, le général Thiébault se trouve confronté à un régiment de cavalerie. Les Espagnols provoquent les chasseurs de Nassau qui entourent le général, en paradant devant eux et en leur lançant des injures, "proférées avec le plus de fureur par deux jeunes amazones resplendissantes de broderies, jolies comme des anges, enragées comme des démons, montées sur des chevaux fins et légers, et venant nous provoquer de cent manières, et même nous tirer des coups de pistolet. Hagen, le commandant des chasseurs, écumait : "Pour Dieu, mon général, me disait-il, laissez nous charger, et il y aura bien du malheur si je n'en ramène pas une pour vous et une pour moi; vous choisirez." Hagen se lance à la poursuite des Espagnols. Quand il revient auprès de Thiébault, celui-ci l'apostrophe : "Et cette femme que vous m'aviez promise ? – Ah ! mon général, j'ai été à deux pas d'elle pendant une heure entière; mais la fatigue de mon cheval m'a empêché de la prendre, et je n'ai pas eu le courage de tirer, même pour la démonter; au reste, je lui en ai dit de belles, et elle se souviendra de moi."

Cette guerre a été terrible, sans merci, poussant souvent hommes et femmes à des actions d'une férocité sans nom. Mais elle n'a pas été que cela. Elle a connu ses moments de répit. Le guerrier, on vient de le voir, a su parfois faire preuve de courtoisie, de savoir vivre.
En juillet 1809, le général Franceschi est capturé par El Capucino, du côté de Valladolid. Wellesley le rencontre à Zarza la Mayor, alors qu'il est emmené en captivité. Le prisonnier lui demande de faire savoir à sa femme qu'il est vivant. Avec civilité, l'Anglais accepte. Il fait adresser, via la Hollande, une correspondance à "Madame Franceschi de Somme, rue Ville l'Evêque, Paris".
En janvier 1812, après la chute de Valence, Suchet s'étonne que la tour dans laquelle il logeait avec sa femme durant le siège n'ait pas été bombardée, alors qu'elle était à portée de canon des Espagnols. C'est bien normal, lui répond-on : Blake savait que la maréchale était auprès de lui, et il avait interdit qu’on tire sur cet objectif...
En mars 1811, Junot est au Portugal avec l'armée de Masséna. Wellington demande instamment au chef guérillero Júlian Sanchez de ne plus importuner l'épouse du général, la duchesse d'Abrantes, qui, seule à Ciudad Rodrigo, est sur le point d'accoucher de son second fils.
Le 21 juin 1813, le soir de la bataille de Vitoria, Wellington invite à dîner la femme et les filles du général Gazan, qui ont été faites prisonnières avec leurs bagages.
Durant le siège de 1814, les Bayonnaises participent spontanément à l'accueil et aux soins donnés aux blessés qui encombrent les hôpitaux, les églises, les synagogues et même des résidences de particuliers. Les soldats sont agréablement surpris par le comportement de ces femmes, auquel ils n'avaient pas été habitués.
Les Anglais, de leur côté, trouvent les Basquaises "très tendres", et, disent-ils, les Béarnaises ne le sont pas moins.
De ce côté-ci des Pyrénées, entre deux batailles, officiers français et anglais organisent des bals, nouent des idylles, content fleurette. Les filles se laissent courtiser. Les mères sèchent leurs larmes. Dieu, que la guerre est belle quand elle redevient un sport de gentlemen, sous le regard convoité de l'éternel féminin !

Conférence du 29 novembre 2007
Section Côte Basque de la Société d'Entraide des Membres de la Légion d'Honneur

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Soldats de Napoléon

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Auteur du livre "Les soldats de Napoléon en Espagne et au Portugal (1807-1814)", publié par L'Harmattan, je prépare un ouvrage sur Napoléon et l'Espagne.